Lobbying : l’industrie de la défense fait le plein de munitions à Bruxelles

Alors que la Commission européenne s’investit de plus en plus sur les questions de défense, les fabricants d’armes renforcent leur influence au sein des institutions de l’UE.

Mar 6, 2025 - 11:00

BRUXELLES — Depuis que la guerre est arrivée aux portes de l’Europe en février 2022, les entreprises de la défense ont nettement accru leur présence à Bruxelles.

Les budgets de lobbying des géants européens du secteur ont augmenté d’environ 40% entre 2022 et 2023, selon une enquête menée par POLITICO. La plupart d’entre eux ont élargi leurs équipes à Bruxelles au cours des trois dernières années pour répondre à la demande croissante.

L’invasion de l’Ukraine par la Russie il y a trois ans a provoqué une onde de choc sur le continent, tant sur la capacité de l’UE à soutenir l’effort de guerre de Kiev que sur ses propres ressources au cas où elle-même serait menacée militairement. Alors que son allié traditionnel, les Etats-Unis, revient sur son soutien à Kiev, la Commission européenne cherche des moyens d’augmenter drastiquement les dépenses de défense de l’Union. Et le secteur s’assure d’être bien placé pour influencer le programme politique de l’UE.

“Nous constatons un intérêt sans précédent, motivé par la dure réalité du paysage sécuritaire”, observe Line Tresselt, partner et directrice du service défense et sécurité chez Rud Pedersen, un cabinet d’affaires publiques qui conseille le secteur de la défense depuis deux décennies.

Traditionnellement, les gouvernements nationaux sont de loin ceux qui dépensent le plus dans le domaine militaire. Ainsi, il était logique de concentrer les efforts de lobbying sur eux.

L’enjeu est une bonne vieille bataille pour les financements : les fabricants d’armes européens veulent s’assurer que l’argent de l’UE va aux entreprises locales, mais leurs concurrents étrangers veulent aussi une part du gâteau.

“C’est plus qu’une réponse à l’invasion de l’Ukraine : avec l’EDIP [le programme européen pour l’industrie de la défense, doté de 1,5 milliard d’euros, NDLR], mais aussi le Fonds européen de la défense, le prochain livre blanc de l’UE sur la défense, le nouveau commissaire à la Défense, couplé à l’évolution de la position de l’Otan… il y a une augmentation massive des politiques publiques élaborées par l’UE pour le secteur”, souligne Tresselt.

Tout le monde veut sa part

Les 10 principales entreprises européennes de défense — Airbus, Leonardo, Thales, Rheinmetall, Naval, Saab, Safran, KNDS Deutschland, Dassault et Fincantieri — doivent déclarer leurs activités de lobbying dans les pays membres au registre de transparence de l’UE. Les archives de la base de données LobbyFacts, alimentée par des ONG, permettent également une comparaison avec les précédentes déclarations, de début 2022 et début 2023.

En 2022, les dépenses cumulées des 10 premières se situaient entre 3,95 et 5,1 millions d’euros ; en 2023, elles étaient entre 5,5 et 6,7 millions d’euros. Si on ne prend que la fourchette basse, cela équivaut à une augmentation de 40% en une seule année.

Cette tendance est particulièrement évidente chez le géant suédois Saab, qui a doublé ses dépenses. Airbus et Dassault ont aussi considérablement augmenté leurs efforts de lobbying.

Parallèlement à l’augmentation des budgets, la majorité de ces entreprises ont renforcé leurs équipes. En 2024, 90% des sociétés suivies ont indiqué avoir embauché du personnel supplémentaire à temps plein pour représenter leurs intérêts à Bruxelles. Thales a ouvert la marche, faisant passer son équipe de 3,5 à 10 lobbyistes (en équivalent temps plein). Quand Leonardo a fait passer la sienne de 3 à 5.

Les entreprises qui se concentraient auparavant sur des marchés nationaux, comme l’Allemagne et la Pologne, en raison de la présence militaire américaine dans ces pays, désormais cherchent aussi un ancrage à Bruxelles, ajoute Line Tresselt.

Le géant américain Lockheed Martin, par exemple, s’est inscrit pour la première fois au registre des lobbyistes de l’UE en mai dernier, et a déjà déployé deux lobbyistes au Parlement européen. De son côté, l’entreprise aérospatiale américaine RTX dispose de deux lobbyistes à temps plein et de quatre représentants externes pour défendre ses intérêts à Bruxelles.

“Nouveaux entrants”

Donald Trump a ajouté un autre élément d’incertitude à la défense européenne. Les pays ne savent pas s’ils doivent amadouer le président des Etats-Unis en achetant davantage d’armes américaines, ou s’ils doivent choisir des armes européennes indépendantes de l’influence de Washington. Que ce soit l’une ou l’autre de ces options, cela fait du travail pour les lobbyistes de la défense.

Les cabinets de conseil basés à Bruxelles font la course pour répondre à cette demande croissante. Line Tresselt relate que Rud Pedersen a élargi son champ, en raison de l’arrivée de sociétés informatiques sur le marché de la défense.

“Les banques et fonds d’investissements, qui considéraient qu’il y avait un risque réputationnel ou politique à aller sur ce type de marché, ont eux aussi besoin de conseils spécialisés désormais”, expose Jean-Marc Vesco, le patron et cofondateur de C&V Consulting, un cabinet de conseil spécialisé dans le secteur de la défense. Il ajoute que la demande croissante a conduit son entreprise à doubler de taille.

Concernant les sociétés de conseil, la scène du lobbying à Bruxelles reste largement dominée par une poignée d’acteurs établis.

Seuls Forward et Logos Public Affairs — qui travaillent avec Airbus —, ainsi qu’EUTOP Europe et Euralia figurent dans le registre de l’UE en tant que lobbyistes sur lesquels s’appuient les principales entreprises de défense du continent. Mais le tableau est incomplet, car ces dernières ne déclarent pas toujours avec qui elles travaillent.

“Les nouveaux entrants [sur le marché du conseil à l’industrie de la défense] sont en phase d’apprentissage, mais pour l’instant, on est encore sur des acteurs historiques”, analyse Vesco. “On sait qu’on aura des employés qui seront chassés par des concurrents, mais on essaie d’avoir un engagement par rapport à des valeurs européennes et c’est aussi ce qui nous permet de bien conseiller. On ne vend ni des chaussettes ni des canettes de Coca-Cola !”

Cet article a d’abord été publié par POLITICO en anglais et a été édité en français par Jean-Christophe Catalon.

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