“Tous doivent être décapités” : Révélations sur les atrocités commises dans le bastion africain de TotalEnergies

Des soldats mozambicains travaillant sur le site de production de gaz naturel du géant pétrolier français ont enlevé, violé et tué des dizaines de civils.

Sep 26, 2024 - 13:00
“Tous doivent être décapités” : Révélations sur les atrocités commises dans le bastion africain de TotalEnergies



















Illustrations by Julius Maxim for POLITICO

Les villageois de la péninsule d’Afungi, dans le nord du Mozambique, connaissaient bien ces conteneurs : une douzaine de boîtes en acier collées les unes contre les autres pour former un mur, avec une barrière au milieu. Ils servaient de portail de fortune pour un site de production de gaz naturel en cours de construction par TotalEnergies, dans une région isolée en proie à une violente insurrection islamiste.

Ces mêmes villageois avaient été pris entre les feux croisés de l’armée mozambicaine et des combattants affiliés à l’Etat islamique. Après avoir fui leurs maisons, ils étaient allés chercher la protection des soldats du gouvernement. Au lieu de cela, ils ont trouvé la violence.

Les soldats ont accusé les villageois d’avoir participé à l’insurrection. Ils ont séparé les hommes — un groupe de 180 à 250 personnes — de leurs femmes et de leurs enfants. Puis ils les ont entassés dans les deux conteneurs situés de part et d’autre de l’entrée, les frappant à coups de pied et de crosse.

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Les soldats ont détenus ces hommes pendant trois mois. Ils les ont battus, affamés, torturés puis finalement exécutés. Finalement, seuls 26 prisonniers ont survécu.

En discutant avec des survivants et des témoins et en faisant du porte-à-porte, j’ai pu reconstituer un récit détaillé des atrocités perpétrées au cours de l’été 2021 par un commando mozambicain, dirigé par un officier qui disait avoir pour mission de protéger “le projet de Total”.

La nouvelle du massacre ne peut qu’ajouter aux airs de désastre qui entourent désormais un projet qui — avec le développement d’un second champ gazier par ExxonMobil — a été présenté comme le plus gros investissement privé jamais réalisé en Afrique, avec un coût total de près de 50 milliards de dollars.

La construction de la concession gazière est interrompue depuis 2021, date à laquelle les rebelles islamistes ont envahi la région, massacrant plus de 1000 personnes. La justice française a déjà ouvert une enquête sur la gestion de TotalEnergies à la suite de la mort de sous-traitants lors de cette attaque.

Ce second bain de sang, que nous révélons, a été perpétré non pas par des islamistes mais par une unité militaire mozambicaine opérant à partir de la guérite de TotalEnergies.

L’alliance de la major pétrolière avec l’armée mozambicaine soulève inévitablement des questions sur la gestion de Patrick Pouyanné, PDG de TotalEnergies.

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Il avait prévu de faire du mégaprojet mozambicain la vitrine de ses ambitions pour un avenir à faible émission de carbone. Au lieu de cela, sa stratégie d’investissements risqués dans des régions instables du monde risque désormais de se heurter aux efforts juridiques croissants visant à traduire les multinationales devant la justice internationale.

Pour évaluer à quel point l’entreprise est exposée, deux questions sont primordiales : TotalEnergies savait-elle qu’elle travaillait avec des tortionnaires et des tueurs ? Savait-elle — ou aurait-elle dû savoir — que des atrocités avaient été commises dans ses conteneurs ?

En réponse à un résumé détaillé de cet article, Maxime Rabilloud, directeur général de Mozambique LNG, la filiale de TotalEnergies dans le pays, a déclaré que son entreprise n’avait “aucune connaissance des événements présumés décrits” ni “aucune information indiquant que de tels événements ont eu lieu”.

Il a également déclaré que la société n’était pas présente sur le terrain au moment des meurtres, ayant confié le site aux forces de sécurité mozambicaines. “Néanmoins, étant donné la gravité des allégations, nous prenons votre message très au sérieux”, a-t-il ajouté.

Je suis venu pour la première fois au Mozambique en 2021 pour enquêter sur l’attaque des rebelles contre Palma, juste au nord de l’installation de gaz d’Afungi. Elle avait eu lieu en mars et en avril de cette année-là.

A cette époque, cela faisait déjà des années que l’industrie pétrolière et l’insurrection islamiste avaient progressé en parallèle sur la péninsule d’Afungi. En 2010, certains des plus grands gisements de gaz naturel au monde ont été découverts à 40 kilomètres au large des côtes. Sept ans plus tard, un extrémiste islamiste du nom de Bonomade Machude Omar, né dans un village situé sur la péninsule, a entamé une guerre contre un gouvernement corrompu et répressif, qui avait longtemps négligé le nord du pays.

Au fil des années, les deux phénomènes ont transformé la région. L’Etat a accordé à un consortium de compagnies gazières dirigé par la société texane Anadarko le droit de réaménager une bande de terre un peu plus grande que Manhattan. La société a détruit au bulldozer les fermes et les villages — y compris des champs de Ncumbi, le village natal d’Omar. Ils les ont remplacés par une gigantesque usine de liquéfaction de gaz, un port, un aéroport et des logements pour 15 000 travailleurs.

Environ 2 500 habitants de la région ont été relogés dans une nouvelle ville construite à cet effet et composée de bungalows en béton.

En 2019, lorsque Anadarko a cédé ses parts à Occidental Petroleum, Total a récupéré les actifs africains, devenant l’opérateur principal d’un groupe comprenant des investisseurs indiens, japonais, sud-africains et thaïlandais.

La première tâche de la major française a été d’entourer le terrain concédé d’une double clôture de sécurité de près de quatre mètres de haut, parsemée de tours de guet. Pour la défendre, la compagnie a mis en place la Joint Task Force (JTF), une présence tournante de quelque 700 soldats mozambicains, commandos et policiers paramilitaires — payés, équipés et logés par Total.

Bientôt, cette vaste et secrète forteresse du bout du monde s’est vue affublée d’un surnom : Totalandia.

Le renforcement de la sécurité était nécessaire. Le groupe d’Omar, désormais connu sous le nom d’Al-Chabab, tuait des milliers de personnes par an dans la province voisine de Cabo Delgado, souvent dans des décapitations de masse. Il a chassé environ un million de personnes de leurs villages.

L’industrie gazière, qui n’a promis à Cabo Delgado que 0,4 % des recettes tirées de l’exploitation du gaz, figurait parmi les cibles du groupe. Lors d’attaques régulières contre les convois entrant et sortant de la concession gazière, les Chabab ont tué une douzaine d’ouvriers du bâtiment.

Le 24 mars 2021, le groupe islamiste a lancé une attaque de grande envergure sur Palma, qui servait de base arrière à de nombreux travailleurs du site industriel de TotalEnergies. Les services de sécurité mozambicains et la quasi-totalité des 60 000 habitants de Palma ont fui. Sur le site gazier, le personnel de Total est également évacué, tandis que la Joint Task Force est restée pour l’essentiel à l’intérieur de la clôture.

Un groupe de 183 sous-traitants et civils s’est retranché à l’hôtel Amarula à Palma pendant deux jours. Puis, se rendant compte qu’aucune aide n’arrivait, ils sont partis dans un convoi de 17 voitures. Six voitures sont restées sur le carreau. Dix personnes ont été tuées. Pendant les mois qui ont suivi, les insurgés ont quadrillé la région, volant des camionnettes et de la nourriture et organisant des massacres. Lorsque les forces de sécurité mozambicaines ont finalement repris la ville en juin et juillet 2021, elles ont trouvé ses rues jonchées de cadavres.

Dans mon enquête sur le massacre de Palma, j’ai documenté la mort de 55 ouvriers : 53 Mozambicains, un Sud-Africain et un Britannique. Mais il n’y a pas eu de décompte officiel — ni par le gouvernement, ni par TotalEnergies — des victimes parmi les ouvriers travaillant sur le projet ou parmi les habitants de Palma ou des villages environnant.

En l’absence de bilan exhaustif des victimes, j’ai consulté les lignes directrices des Nations unies sur la manière d’en établir un. Puis, fin 2022, j’ai mis en place une équipe d’enquêteurs composée de six chercheurs et de trois responsables. Pendant cinq mois, l’équipe a visité 13 686 maisons à Palma et dans quinze villages voisins, sur la péninsule et au nord de Palma. Ils ont identifié un total de 1 193 morts ou disparus, dont 330 décapités et 209 kidnappés jamais revus.

Un audit réalisé par le Armed Conflict Location & Event Data Project (ACLED), une organisation mondiale à but non lucratif qui recueille des données sur les conflits, a par la suite examiné ma méthodologie, comparé mes conclusions avec ses propres recherches et confirmé les chiffres, y ajoutant 105 décès supplémentaires. Avec les décès des sous-traitants, cela fait 1 562 personnes tuées ou enlevées.

La révélation du massacre de Palma a suscité l’indignation, notamment parce que TotalEnergies et les autorités mozambicaines ont refusé d’en reconnaître sa pleine mesure. Les groupes de défense des droits de l’homme ont exigé une enquête et des organisations écologistes ont demandé l’abandon de l’usine d’Afungi.

“Tous les employés de Mozambique LNG et ses sous-traitants ont été évacués en toute sécurité du site du projet”, a déclaré Maxime Rabilloud à POLITICO, réitérant la position de l’entreprise dans les années qui ont suivi l’attaque. “En outre, Mozambique LNG a également évacué de nombreux civils grâce à son personnel qui est resté sur le site aussi longtemps qu’il était possible de le faire en toute sécurité pour maintenir le port et l’aéroport en activité.”

Mais en octobre dernier, un groupe de survivants de l’hôtel Amarula et les familles de deux hommes décédés dans le convoi ont poursuivi le géant pétrolier et gazier à Paris pour non-assistance à personne en danger et homicide involontaire. 

En réponse, TotalEnergies a publié un communiqué, expliquant rejeter “fermement ces accusations” et ignorer qu’un millier d’ouvriers étaient à Palma lors de l’attaque. “Aucun sous-traitant n’a informé Mozambique LNG de la présence de salariés hors du site d’Afungi”, ont-ils ajouté. Néanmoins, en mai dernier, le parquet français a annoncé qu’il ouvrait une enquête préliminaire afin de déterminer s’il fallait poursuivre formellement TotalEnergies.

C’est dans ce contexte qu’à la fin de l’année dernière, l’un des responsables de l’enquête, en visite dans les villages d’Afungi, a rapporté avoir entendu parler d’une nouvelle série de meurtres.

Ils avaient eu lieu alors que l’armée mozambicaine reprenait Palma et la péninsule d’Afungi en 2021, mais ils étaient d’une nature très différente. Cette fois, le massacre n’avait pas été perpétré par des islamistes, mais par des commandos mozambicains installés sur la concession de TotalEnergies.

En me faufilant dans Palma — les autorités interdisent son accès aux journalistes — j’ai parlé à deux survivants de ces nouvelles exactions. Quelques semaines plus tard, j’ai été interdit d’entrée au Mozambique. Mais depuis, j’ai interrogé dix autres survivants par appel vidéo, ainsi que l’un des employés de la concession présent à l’époque. Les treize récits concordent.

L’une des premières personnes que j’ai interrogées était Maria, 60 ans, de Ncumbi. (Je n’ai utilisé que leurs prénoms ou des pseudonymes pour les protéger des représailles). Maria était une agricultrice qui a résisté à la vente de ses terres aux gaziers. Après l’attaque de Palma, elle était tout aussi peu disposée à les céder aux rebelles qui sévissent dans la péninsule. Au lieu de cela, elle et 500 autres personnes — des résidents de longue date et des personnes déplacées par la guerre — sont restées sur place, prêtes à courir vers leurs fermes ou à s’enfoncer dans la brousse à tout moment.

Dans la nuit du 21 juin 2021, lorsque le groupe a entendu ce qu’il a pris pour des tirs des Chabab en approche, les femmes ont couru vers leurs enfants endormis, les hommes ont rassemblé leurs poulets et leurs chèvres et des familles entières ont abandonné leurs maisons pour camper dans l’arrière-pays jusqu’à ce que le danger soit écarté.

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Au bout d’une semaine, des messages de l’armée mozambicaine ont commencé à circuler, avertissant qu’elle préparait une contre-attaque contre les Chabab et conseillant aux civils de se réfugier dans une base militaire à Patacua, un village proche de l’entrée principale de la concession gazière d’Afungi.

“Ils étaient si polis”, se souvient Mwamba, 32 ans, qui s’était caché avec Maria, sa femme et ses trois enfants. “Vous tous, nous devons vous emmener à Patacua pour trouver de l’aide.”

Des centaines d’hommes, de femmes et d’enfants ont marché vers le nord jusqu’à Patacua, où ils sont arrivés le 1er juillet. Ils y ont trouvé des soldats portant les bérets rouges des commandos du Mozambique. “Nous nous sommes tous sentis en sécurité en nous rendant là-bas”, a déclaré Assumane, 39 ans, père de deux enfants. “Les soldats sont censés nous protéger.”

Dans un premier temps, les commandos ont relevé les noms, les âges, les adresses et les statuts professionnels. Mais il était clair que la sécurité des civils n’était pas leur mission.

Les soldats se méfiaient ouvertement de ce groupe hétéroclite qui émergeait de la brousse. Ils ont séparé les hommes des femmes et des enfants. Ils ont commencé ensuite à fouiller les femmes à la recherche de “l’argent que nous prenions aux Chabab”, a déclaré Maria — un prétexte pour des agressions sexuelles systématiques. “Ils mettaient leurs doigts sur leurs vagins et les enfonçaient”, a déclaré Timo, 27 ans, agriculteur et père de neuf enfants.

La violence des sévices a rendu certaines femmes incapables de marcher, selon Timo. Une femme très enceinte a accouché. Maria raconte : “Nous avons essayé de la protéger. Nous avons dit : ‘S’il vous plaît, ne venez pas ici, elle est en train d’accoucher.’ Ils ont refusé, déclarant : ‘Non, nous devons voir ce qui se passe’”. Lorsque Maria a essayé de laver la femme, les soldats l’ont menacée de la battre.

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Pendant ce temps, les soldats ont accusé tous les hommes — un groupe de 180 à 250 personnes âgées de 18 à 60 ans — d’appartenir aux Chabab. Ils les ont dépouillés de leurs documents d’identité, de leurs téléphones et de leur argent, les ont fouettés avec des branches épineuses et ont menacé de les tuer. Mwamba a entendu un soldat dire : “Nous ne voulons pas qu’un garçon ou un homme [reste en vie]. Quel que soit son âge. Tous doivent être décapités.”

Des camions blindés de l’armée sont arrivés. Les commandos ont embarqué les hommes pour le court trajet jusqu’à Cuatro Camino, un carrefour situé juste devant l’entrée de la concession de TotalEnergies — une zone identifiée dans un rapport de Total comme étant sous la protection de la Joint Task Force, la force de sécurité mise en place par l’entreprise.

En débarquant, les hommes se sont retrouvés devant la guérite de fortune. Les soldats ont formé deux files, puis ont fait entrer les hommes dans les deux conteneurs. Les onze survivants à qui j’ai parlé ont déclaré qu’au moins deux villageois ont été battus à mort à ce moment-là. Ils ont identifié l’un des morts comme étant un vieil homme de Patacua appelé Mwako, que les soldats ont accusé d’être un commandant rebelle.

“Tout le monde savait que c’était un mensonge”, a déclaré Meejai, 27 ans, père de deux enfants et l’un des douze témoins du passage à tabac fatal. “Ces hommes voulaient de l’argent. Le mot ‘Chabab’ n’était qu’un mot qu’ils utilisaient [pour en obtenir]”. Le corps de Mwako a été ramené à sa famille à Patacua.

Des semaines plus tard, Moussa, 65 ans, cultivateur d’arachides et grand-père de dix petits-enfants, faisait partie d’un groupe chargé d’enterrer les autres victimes. Il a dénombré cinq corps, tous en état de décomposition avancée et partiellement dévorés par les chiens.

Les femmes ont été libérées au bout d’un jour ou deux. Mais pendant les trois mois qui ont suivi, les soldats ont enfermé les hommes dans des conteneurs métalliques sans fenêtre, sous une chaleur de 30° C. Selon Amadi, 23 ans, père d’un enfant, ils étaient tellement entassés qu’ils ne pouvaient “même pas s’asseoir.” “Nous devions nous tenir debout, comme du poisson séché”.

Il n’y avait pas de toilettes, ce qui obligeait les hommes à se faire dessus. Les soldats ont privé leurs prisonniers de nourriture et d’eau pendant des jours. Et lorsqu’ils ont commencé à les nourrir, les provisions se limitent à une poignée de riz et à une gorgée d’eau servie dans un bouchon de bouteille.

“Les gens s’évanouissaient. Nous ne pouvions plus respirer”, raconte Salimo, 28 ans. Bihari, 56 ans, père de six enfants, originaire de Mocimboa da Praia, une ville tenue par les rebelles à une heure de route au sud, se souvient : “Nous devions monter sur les épaules les uns des autres pour lécher la condensation du plafond.”

Les premiers jours, des soldats d’autres unités ont observé ce qui se passait. Certains ont participé. D’autres se sont opposés. Assumane a entendu l’un d’eux dire : “Vous ne devriez pas faire ça. Il faut reconnaître que ce sont des êtres humains.” Un officier parlant le makua, la langue locale, a progressivement obtenu la libération de plusieurs dizaines d’hommes, dont Salimo, en corroborant des détails sur leur vie civile. Mais ce soldat est ensuite parti.

Avec les autres prisonniers, les commandos se sont installés dans une routine de violences. Ils se relayaient, arrivant le matin de l’intérieur de l’enceinte de TotalEnergies ou de couchettes installées dans un conteneur voisin, pour reprendre un programme régulier de coups et de tortures. “C’est devenu notre vie normale”, a déclaré Bihari.

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Au fil du temps, les soldats sont devenus plus inventifs. Ils posaient des couteaux sous la gorge de leurs prisonniers et menaçaient de les décapiter. Ils les faisaient sortir des conteneurs pour les allonger sur le sol, sur le dos, en regardant le soleil pendant des heures. Ils les obligeaient à se déshabiller et à s’embrasser.

Un homme qui a tenté de s’enfuir “a été abattu et décapité”, explique Bihari. Les soldats ont prévenu que le même sort attendait tous ceux qui tenteraient de s’échapper. “Il vaut mieux que vous soyez tués ici”, disaient-ils.

Et c’est ce qu’il s’est passé. Un jour, les portes se sont ouvertes pour laisser apparaître un officier en civil que Salimo a reconnu comme l’homme qui avait relevé les noms et les adresses à Patacua. “Il nous a dit qu’il voulait que des gars l’accompagnent pour l’aider à creuser un trou où ils pourraient pousser les ordures”, raconte Salimo. “On ne pouvait pas dire non. Quinze personnes ont été emmenées pour creuser la poubelle.” Ces quinze personnes n’ont jamais été revues.

Trois jours plus tard, même scénario, avec un autre groupe. Cette fois, dit Salimo, “il était très clair qu’ils étaient emmenés pour être tués”. Les soldats ont placé des sacs de riz vides sur la tête des hommes. Ils les ont battus et poignardés pendant qu’ils les emmenaient.

Avec le temps, ces allers-retours à la poubelle sont devenus réguliers. “Ils prenaient les gens au hasard”, raconte Figo, 26 ans, un commerçant. Ils disaient : “Toi, toi et toi.” Les soldats avaient un code pour indiquer qu’une nouvelle série d’exécutions était prévue : “Il est temps de couper du bois.” “Cela signifie : tuez-les”, a déclaré Maria.

À l’intérieur des conteneurs, raconte Moussa, “notre nombre diminuait. Un jour, ce conteneur. Deux jours après, l’autre. Ils n’ont pas dit pourquoi. Ils ont juste continué à le faire jusqu’à ce que nous ne soyons plus que quelques uns.” En septembre 2021, sur les 180 à 250 prisonniers que comptait le camp à l’origine, “il ne restait plus que 26 d’entre nous”, se souvient Moussa.

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Les survivants ont finalement été libérés ce mois-là lorsqu’ils ont été découverts par l’armée rwandaise, déployée dans le nord du Mozambique pour combattre les Chabab dans le cadre d’un accord tripartite d’aide aux soldats entre le Mozambique, le Rwanda et la France.

Transférés dans un poste de police pendant plusieurs semaines, les villageois ont été ramenés chez eux par l’épouse du commandant de police le 11 novembre 2021. À leur arrivée, la femme de l’officier a rassemblé tout le monde. “Ceux qui voient ici leurs enfants, leur fils, leur fille, les voici, dit-elle. Ceux qui ne voient pas leurs enfants, je suis désolée.”

Salimo, qui a assisté au retour de ses compagnons de détention, se souvient de ce moment. “Ils ont dit : ‘Ceux qui ne voient pas leurs enfants, vous devez l’accepter. Voici les seuls qui ont survécu. C’était la guerre, et la guerre est comme ça.’”

Assumane, qui a été libéré après avoir aidé à enterrer Mwako, a cherché en vain son fils de 21 ans. “Ils nous ont dit : ’Vous devez l’oublier.’ Nous avons essayé de leur demander s’ils étaient en prison, peut-être ailleurs. Nous n’avons pas obtenu de réponse. Nous nous sommes contentés de pleurer.”

Les chefs de village ont compris les conseils de la police comme une menace de représailles contre quiconque s’exprimerait sur le sujet et ils ont promulgué un décret : aucun homme impliqué dans le massacre d’Afungi ne devrait jamais en parler. Mais la disparition de tant de personnes est difficile à cacher ; beaucoup de mes interlocuteurs m’ont dit qu’ils me parlaient à cause d’un sentiment tenace d’injustice.

Au début de l’année 2024, après plusieurs semaines de négociations, les chefs de village ont annulé leur précédent décret et ont autorisé mes enquêteurs à effectuer une deuxième évaluation porte-à-porte dans quatre villages de la péninsule d’Afungi — Ncumbi, Mondlane, Macanja et Patacua — en enregistrant les noms, les âges et les sexes des personnes tuées lors de ce nouveau massacre, ainsi que les circonstances de leur mort.

Nous avons tous compris que cette nouvelle enquête ne pouvait être qu’un compte rendu partiel de ce qui s’était passé. De nombreuses familles traumatisées avaient déménagé, tout comme la quasi-totalité des personnes déplacées par la guerre qui étaient restées dans la région. Mais pendant trois semaines, mon équipe a noté l’identité de 22 femmes et 75 hommes, âgés de 18 à 58 ans, soit 97 personnes au total, qui ont été tuées ou ont “disparu”, kidnappés et jamais revus.

Les soldats ont battu neuf personnes à mort, en ont abattu dix, en ont asphyxié douze dans les conteneurs et en ont fait disparaître vingt-six. Les 40 autres étaient portées disparues, présumées mortes après avoir été vues pour la dernière fois sous la garde de l’armée. L’équipe a également identifié une femme violée collectivement par six soldats qui avait réussi à survivre.

Depuis qu’il est devenu PDG de la plus grande entreprise française en 2014, Patrick Pouyanné est confronté au dilemme de tous les patrons du secteur pétrolier et gazier du 21e siècle : comment concilier l’appétit du monde pour les combustibles fossiles avec les demandes d’arrêt de sa consommation.

Sa réponse, partagée dans des discours et des apparitions publiques au fil des ans, consiste en une stratégie en deux parties : donner la priorité au gaz naturel comme combustible de “transition”, puisqu’il émet deux fois moins de gaz à effet de serre que le charbon lorsqu’il est brûlé, et privilégier les activités en dehors des environnements juridiques restrictifs de l’Amérique du Nord et d’Europe.

L’explosion de Deepwater Horizon en 2010 — qui a tué onze travailleurs de la plate-forme et dont la marée noire a dévasté des centaines de kilomètres de côtes du golfe du Mexique, au large des Etats-Unis — a été un moment charnière pour le secteur des combustibles fossiles, a déclaré Patrick Pouyanné lors d’une conférence à Londres en 2017.

Les pénalités financières “absolument énormes” de 62 à 142 milliards de dollars (selon le calcul utilisé) imposées au géant pétrolier britannique BP ont annoncé l’arrivée de ce que Patrick Pouyanné a appelé un nouveau “risque juridique” interdisant d’opérer dans les pays où de telles amendes pourraient être prononcées.

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La solution de Patrick Pouyanné a consisté à chercher des territoires moins réglementés au Moyen-Orient, où l’entreprise a débuté, et en Afrique, berceau d’Elf Aquitaine, le producteur de pétrole absorbé par Total en 1999.

Opérer dans ces régions comporte souvent un risque politique plus élevé — corruption, instabilité, insurrection — reconnaît Patrick Pouyanné. Mais c’est le genre de risque face auquel Total, l’une des plus grandes entreprises du monde (cotée à 150 milliards d’euros), est bien équipée. La taille de l’entreprise lui a également permis de diversifier ses investissements dans le monde entier, en veillant à ce qu’aucun projet ne soit suffisamment important pour faire couler l’ensemble de l’entreprise.

C’est ainsi qu’en mai 2019, Patrick Pouyanné a annoncé la pièce maîtresse de sa nouvelle stratégie : l’achat d’une participation de 26,5% et le rôle d’opérateur principal dans un champ gazier géant situé dans une zone de guerre à l’autre bout de la planète. “Nous aimons le risque, c’est pourquoi nous avons décidé de nous lancer dans l’aventure du Mozambique”, a-t-il déclaré une semaine plus tard à l’Atlantic Council de Washington.

“L’avantage d’être une grande entreprise avec un portefeuille très important est que nous pouvons absorber ce type de risque…” Mentionnant la Papouasie-Nouvelle-Guinée comme “un autre bel endroit” dans lequel Total investit, il a ajouté : “[Ni l’un ni l’autre], même s’il y a un effondrement, ne mettront Total en danger.”

Patrick Pouyanné est décrit aussi bien par ses amis que par ses détracteurs comme un gestionnaire compétent quoique versatile de tempérament, et adepte d’un management vertical. “Pour une entreprise de cette taille, il est incroyable de constater à quel point Patrick Pouyanné dirige tout”, a déclaré un cadre américain qui a eu affaire à lui. Lorsque le PDG de TotalEnergies a visité son projet fétiche à Afungi, a déclaré un sous-traitant, “c’était comme si Dieu venait”.

Le massacre d’Afungi met toutefois en évidence une faille que Patrick Pouyanné ne semble pas avoir prise en compte : la portée croissante de la justice internationale. Au cours des dernières décennies, un réseau informel de juristes d’Europe et d’Amérique du Nord a entrepris de faire en sorte qu’aucun territoire du globe n’échappe à la loi.

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Dans un premier temps, ils ont utilisé des infractions relevant du droit international — comme les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et les génocides — et ont tenté de persuader des institutions mondiales telles que la Cour pénale internationale et la Cour internationale de justice d’engager des poursuites sur ces sujets.

Cette solution s’étant avérée insuffisante — la CPI n’a jugé que dix personnes depuis sa création en 2002 — les avocats ont fait une nouvelle tentative. Plutôt que d’essayer d’obtenir des condamnations devant les tribunaux internationaux, ils se sont inspirés des lois pénales nationales contre le meurtre, le viol, l’enlèvement et la torture et ont utilisé un nouveau principe juridique — la compétence universelle — pour engager des poursuites dans n’importe quel pays doté d’un système judiciaire opérationnel.

Ces dernières années, de nombreuses entreprises, et notamment des énergéticiens, ont été poursuivis pour de telles atrocités commises dans le genre de pays lointains prisés par Patrick Pouyanné.

En 2022, après des décennies de retard, un procès a été requis aux Etats-Unis pour ExxonMobil après une plainte de onze villageois indonésiens pour des meurtres, des viols et des tortures perpétrés par des soldats payés par Exxon pour garder un gisement de gaz à Aceh, en Indonésie ; Exxon a réglé l’affaire à l’amiable en 2023. Toujours en 2022, Lafarge, un cimentier français, a été condamné à une amende de 778 millions de dollars par le ministère américain de la Justice pour avoir versé 6 millions de dollars de pots-de-vin et de gages de protection à l’Etat islamique en Syrie.

En septembre dernier, l’ancien président-directeur général de Lundin Oil a été jugé à Stockholm, accusé de complicité dans les atrocités perpétrées de 1999 à 2003 par des soldats soudanais à qui l’entreprise avait demandé de sécuriser un site de forage dans ce qui est aujourd’hui le Sud-Soudan.

En juin, un tribunal de Floride a ordonné au géant américain de la banane Chiquita de verser 38 millions de dollars aux familles de huit Colombiens tués entre 1997 et 2004 par un escadron de la mort paramilitaire qui assurait la sécurité de ses installations.

Les parallèles avec ce qui s’est passé à Afungi sont clairs. Les commandos étaient basés dans l’enceinte de TotalEnergies. Ils ont mené leur opération de détention et d’exécution depuis la guérite de fortune du géant pétrolier. Alors que le ministère mozambicain de la défense refuse de commenter le massacre ou de dire si les commandos faisaient partie de la Joint Task Force de TotalEnergies, un brigadier anonyme qui les commandait a déclaré à la télévision publique mozambicaine, le 3 juillet, que sa mission était de défendre Total : “L’ennemi est arrivé avec l’intention d’attaquer, d’entrer et d’occuper Afungi, le projet de Total. Nous avons avancé pour riposter à l’ennemi [qui] était encore dans la brousse et cherchait à s’abriter dans ses cachettes.”

Si des procureurs devaient poursuivre TotalEnergies, en France ou ailleurs, la question de la responsabilité de TotalEnergies serait liée à son degré de connaissance des faits. Que savait-elle, ou aurait dû savoir, de la probabilité que ses protecteurs commettent des atrocités ? Et que savait-elle, ou aurait dû savoir, à propos du massacre d’Afungi ?

Il ne serait probablement pas difficile de prouver que TotalEnergies aurait au moins dû savoir que ses défenseurs mozambicains étaient capables de commettre une telle atrocité. L’armée mozambicaine a un lourd passif de violations des droits de l’homme et d’exécutions sommaires, ainsi que d’extorsion et de contrebande de drogue, de pierres précieuses et de parties d’animaux rares, documenté par des groupes de défense des droits de l’homme, des diplomates occidentaux et même la CIA.

Les antécédents de délinquance de l’armée sont particulièrement prononcés dans le nord du Mozambique. Les habitants de la région sont pour la plupart des musulmans parlant le swahili ou le makua et sont considérés avec suspicion par les soldats, qui sont pour la plupart des chrétiens parlant le portugais et originaires du sud du pays.

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Selon un spécialiste en gestion des risques occidental qui s’est rendu à Afungi, la crainte d’ExxonMobil de répéter son expérience indonésienne est l’une des principales raisons pour lesquelles la société n’a pas encore pris de décision finale d’investissement sur son propre champ gazier au large de Palma ; aller de l’avant signifierait s’associer avec TotalEnergies dans la concession gazière et s’allier avec l’armée mozambicaine.

Le fait que Total Energies ait au moins pris conscience du risque d’une telle atrocité est implicite dans son accord avec la JTF, qui spécifiait que les primes versées par l’entreprise aux soldats seraient retirées s’ils commettent des abus et exigeait qu’ils suivent une formation sur les droits de l’homme.

Des documents internes de Total datant de l’époque, obtenus par ReCommon, une ONG environnementale italienne, dans le cadre d’une demande administrative d’accès à des documents, montrent également que Total était au courant des accusations d’abus réguliers commis à l’intérieur et autour de la concession par des soldats mozambicains.

Les rapports environnementaux et sociaux du projet gazier pour les deux derniers trimestres de 2021 font état d’“allégations de torture et d’intimidation de civils par des militaires” et d’“actes d’intimidation et d’extorsion”. Bien que TotalEnergies ait affirmé que ces incidents étaient en baisse, dans son premier rapport de 2022, elle a noté que des soldats semblaient avoir battu à mort deux pêcheurs sur la rive nord de la péninsule d’Afungi, des meurtres qui pourraient avoir des “implications pour le projet” en raison de leur proximité avec sa jetée.

L’utilisation par l’armée de conteneurs comme prisons était également bien connue. J’en ai été témoin lors d’un voyage avec l’armée rwandaise à Cabo Delgado en septembre 2021, lorsqu’un conteneur sur les quais de Mocimboa da Praia, qui venait d’être reprise aux Chabab, a été ouvert pour révéler une foule d’une douzaine de civils crasseux et terrifiés. Les soldats mozambicains présents donnaient alors l’impression que tout cela était normal.

En outre, les propres conseillers de TotalEnergies en matière de droits de l’homme ont donné à l’entreprise des avertissements publics sans équivoque sur la manière dont la mauvaise conduite de l’armée pourrait l’impliquer.

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Total a “la responsabilité de traiter les impacts potentiels auxquels il est directement lié par ses relations d’affaires (par exemple avec les forces de sécurité publique)”, a écrit LKL International Consulting, un groupe installé à Montréal composé d’avocats spécialisés dans les droits de l’homme et l’analyse de risques liés aux conflits armés, dans un rapport d’étude de risques sur les droits de l’homme publié sur le site web du projet et daté de décembre 2020.

Selon LKL, les risques les plus élevés pour les civils proviennent de deux sources : les Chabab et “les interactions avec la Joint Task Force”. En outre, les consultants écrivent que “la nature de la relation avec la JTF place le projet dans une position où il pourrait contribuer à des impacts négatifs sur les droits de l’homme causés par des membres de la JTF.”

Fin 2022, Patrick Pouyanné a chargé l’Académicien Jean-Christophe Rufin, ancien vice-président de Médecins sans frontières et ex-diplomate français, et Ingrid Glowacki, consultante, d’évaluer les atteintes aux droits de l’homme autour de la concession.

Dans leur rapport, publié par TotalEnergies, ils sont plus explicites sur les risques. Dans le contexte d’une rébellion qui “trouve sa source dans de fortes inégalités”, d’une “défiance face à l’Etat et à ses représentants” et d’“exactions nombreuses commises par les forces armées et la police”, les liens de TotalEnergies avec l’armée constituaient un risque potentiel, écrivent Rufin et Glowacki en mai 2023.

“En cas de violation des droits humains, ce lien engage directement la responsabilité du consortium”, ajoutent-ils. Cette relation “aurait pour effet (…) de faire du projet une partie au conflit. Tout lien direct entre le consortium et l’armée mozambicaine devrait être coupé.” En réponse, Total aurait mis fin aux paiements directs aux soldats de la JTF et paie désormais le gouvernement.

Établir que TotalEnergies était au courant du massacre dans son conteneur pourrait s’avérer plus difficile. La société a retiré son personnel de la région après l’attaque de Palma et les atrocités ne sont pas mentionnées dans ses rapports internes.

Maxime Rabilloud, le directeur général de la filiale de TotalEnergies, a déclaré qu’aucun membre de son personnel n’était retourné sur le site avant le mois de novembre, laissant Afungi “sous le contrôle des forces de sécurité publique mozambicaines”.

Tout porte également à croire que les commandos ont agi de leur propre chef, sans l’approbation de leurs camarades, des hauts gradés mozambicains, du ministère mozambicain de la défense ou de TotalEnergies.

Mais la complicité d’un crime est également une infraction, établie par l’apport d’un soutien matériel aux auteurs et par l’intention de commettre une infraction ou par l’insouciance quant à sa commission.

Même en admettant la possibilité théorique que certaines des personnes arrêtées soient des membres des Chabab, la torture et les exécutions sommaires restent des crimes de guerre. Et il y a des raisons pour qu’un procureur pense que Mozambique LNG et sa société mère TotalEnergies avaient des raisons suffisantes d’enquêter pour savoir si des violations des droits de l’homme étaient commises par ses gardes en son absence.

Malgré l’évacuation d’Afungi, le rapport de TotalEnergies sur les principes volontaires en matière de sécurité et de droits de l’homme pour 2021 indique que la société “a maintenu une solide organisation de sécurité au Mozambique”. Lors de ma première visite à Afungi, quelques jours après la libération des prisonniers survivants du conteneur, j’ai croisé plusieurs centaines de soldats mozambicains et une demi-douzaine d’agents de sécurité vivant sur le site.

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Les prisonniers ont été détenus dans l’endroit le plus public qui soit, à savoir la guérite de la concession, devant laquelle les soldats passaient plusieurs fois par jour. Les survivants affirment également que des sous-traitants blancs travaillant à la concession se sont rendus aux conteneurs à plusieurs reprises, essayant, en vain, de leur donner de la nourriture et de l’eau provenant de la cantine. L’employé de la concession à qui j’ai parlé a confirmé ces visites. Ce qui se passait à la guérite était “de notoriété publique”, a-t-il déclaré.

Fait extraordinaire, les commandos ont également diffusé leur version des faits à la télévision nationale. Plusieurs survivants se sont souvenus que le 3 juillet, les portes du conteneur avaient été ouvertes et que trois douzaines d’hommes, dont deux des hommes que j’ai interrogés par la suite — Figo et Bihari — avaient été conduits à l’extérieur et dans un groupe de camionnettes.

Figo et Bihari ont d’abord craint le pire. Mais après avoir été conduits sur environ un kilomètre, ils ont été débarqués et assis en deux files sur le sol. Peu après, un journaliste de la télévision mozambicaine est arrivé. “Êtes-vous des Chabab ?”, leur a-t-il demandé. “Non, nous n’en sommes pas”, ont répondu les hommes, selon Bihari. “Connaissez-vous les Chabab ?”, a encore tenté le journaliste. “Non, ont répondu les hommes. Nous ne les connaissons pas.”

Le reportage sur ce qui est décrit comme “l’opération spéciale d’Afungi” est diffusé au journal télévisé ce soir-là. Le journaliste y déclare que les forces armées mozambicaines mènent le combat contre les Chabab et désigne le village de Mondlane comme étant le théâtre d’une bataille majeure, bien que son reportage ait été illustré par des images d’archives montrant des exercices d’entraînement militaire, plutôt que des combats.

Le reportage contient également une interview du brigadier du commando. Après avoir déclaré que sa mission était de protéger “le projet de Total”, l’officier ajoute que l’armée l’a emporté malgré la résistance des Chabab. “C’est une grande défaite [pour eux], a-t-il déclaré. Les rapports préliminaires indiquent que nous avons réussi à abattre 156 terroristes. Je ne doute pas que plus de 200 d’entre eux aient été tués. Ces 39 hommes [la caméra filme le groupe d’hommes du conteneurs, dont Figo et Bihari] ont été capturés pendant le combat, dans une bataille où nous échangions des coups de feu avec l’ennemi.”

Cette grande bataille, apparemment à quelques pas d’Afungi, n’a pas été mentionnée dans les rapports de TotalEnergies et n’a été enregistrée par aucun autre média ou observateur de conflit. Lorsque j’ai montré le reportage à Bihari, il l’a qualifié de fiction élaborée. “Un faux”, a-t-il dit. “Un mensonge.”

La réponse de Maxime Rabilloud a été transmise à POLITICO par le service de presse parisien de TotalEnergies à la suite d’une demande de commentaire. Maxime Rabilloud, ancien directeur juridique de la division Exploration et Production de TotalEnergies, a pris ses fonctions au Mozambique le 6 septembre 2021, alors que l’opération des commandos sur les conteneurs touchait à sa fin.

“Au cours de la période allant d’avril à novembre 2021, bien que n’ayant aucune présence physique à Afungi, Mozambique LNG a maintenu une communication étroite avec les communautés locales et a passé plus de 1 200 appels téléphoniques avec des dirigeants et des relais locaux et des personnes concernées par le projet”, a écrit Maxime Rabilloud. “Aucun de ces appels n’a mentionné les événements allégués.”

Le massacre d’Afungi n’a pas non plus été signalé à travers le “mécanisme de réclamation” de Mozambique LNG, mis en place dans le cadre de son adhésion aux normes en matière de sécurité et de droits de l’homme, a-t-il précisé. Maxime Rabilloud a ajouté que plus de 5 000 membres des forces de sécurité mozambicaines avaient reçu une formation sur les droits de l’homme.

Le ministère mozambicain pour la Défense et la présidence mozambicaine n’ont pas répondu à notre demande de réactions, qui s’accompagnait du même résumé détaillé de cet article que celui qui a été envoyé à TotalEnergies.

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Pour sa part, Patrick Pouyanné a tenté de faire un atout de la relation de son entreprise avec l’armée, arguant que la sécurité relève à juste titre de la responsabilité d’un État souverain. La situation “est claire”, a-t-il déclaré en mai dernier devant la commission d’enquête sénatoriale sur TotalEnergies. “Je peux assurer la sécurité de l’enceinte industrielle dans laquelle je pourrais opérer, mais non de la région. […] La sécurité du Cabo Delgado relève de la responsabilité non pas de TotalEnergies mais de l’État du Mozambique.” Interrogé par POLITICO, TotalEnergies a refusé de dire si la reconnaissance de Patrick Pouyanné sur l’enceinte industrielle s’appliquait également aux massacres qui s’y sont produits.

En plus de susciter l’intérêt des procureurs en France ou ailleurs, le massacre devrait également susciter le malaise des banques et des bailleurs de fonds publics de Grande-Bretagne, de France, des Pays-Bas, d’Italie, du Japon, d’Afrique du Sud et des États-Unis, qui ont accepté de soutenir l’aventure mozambicaine de TotalEnergies avec 14,9 milliards de dollars de prêts, mais qui n’ont pas encore versé l’argent.

Résumant les inquiétudes internationales dans un document stratégique publié cette année, l’ambassade des États-Unis à Maputo a déclaré que si les privations et la répression de l’État ont allumé l’étincelle de l’insurrection, la violence a été accélérée par la conviction que “les ressources naturelles ont été exploitées par des étrangers, les bénéfices des projets de gaz naturel liquéfié (…) n’apportant que peu d’avantages aux communautés locales”.

Les clients de TotalEnergies s’inquiètent déjà de l’aventure mozambicaine pour différentes raisons. Alors que Patrick Pouyanné espère officiellement redémarrer les travaux cette année, mais ne prévoit pas d’extraire de gaz avant 2028 ou 2029, les contrats d’achat de gaz standards sur vingt ans risquent désormais de se heurter aux engagements mondiaux sur la neutralité carbone d’ici à 2050. En décembre dernier, la société malaisienne Pertamina a annulé son contrat de vingt ans portant sur 9 % de la production d’Afungi.

“La situation en matière de sécurité est absolument critique et ne fait qu’empirer”, explique Marisa Lourenço, une évaluatrice de risques indépendante spécialisée dans l’Afrique australe. “Il y a trop de corruption, trop de crime organisé. Il n’y a pas d’Etat. Pas de gouvernance.” Le calcul économique est également devenu plus difficile à justifier. Depuis la date à laquelle Total a investi au Mozambique, les prix du gaz ont beaucoup baissé passant de plus de 2,6 euros par million d’unités thermiques britanniques (BTU) en mai 2019 à 1,38 euro en août 2024. Pendant ce temps, les coûts du projet ont également augmenté d’environ un quart, soit de 3,5 milliards de dollars à 4 milliards de dollars. A l’échelle à laquelle Total avait conçu Afungi, déclare Marisa Lourenço, le mégaprojet gazier de l’Afrique “ne se réalisera jamais. Les chiffres ne collent pas.”

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De leur côté, TotalEnergies et le Mozambique semblent déterminés à ne plus perturber le projet sur lequel repose la grande stratégie de Patrick Pouyanné pour le pétrole et le gaz du 21e siècle, mais qui a jusqu’à présent coûté des milliards à sa société sans lui rapporter quoi que ce soit. Anticipant un redémarrage dans les prochains mois, aucune des deux parties n’a reconnu les atrocités commises à Palma ou à Afungi. Ils minimisent également le risque d’une résurgence des Chabab, qui se sont remis de la mort d’Omar au combat en août 2023 pour organiser plus de 300 attaques au cours du premier semestre cette année.

On ne pense guère à ceux qui ont été pris dans le massacre d’Afungi et dont le traumatisme perdure. “Nos cerveaux sont fous”, a déclaré Moussa. L’espoir que le gaz ouvre un avenir radieux à la péninsule d’Afungi s’est également évanoui depuis longtemps.

“Dans notre pays, nous avons connu de nombreuses guerres, raconte Maria. Nous avons eu la guerre coloniale. Nous avons eu la guerre civile…” Pendant quelques années, sa famille a mené une “bonne vie” à Ncumbi. “Aujourd’hui, nous fuyons tout cela.” Invitée à expliquer tout ce qui s’était passé, Maria a déclaré qu’elle en était venue à considérer les viols, les tortures et les meurtres de masse comme “une sorte de braquage”.

“C’est à cause de la richesse que nous avons”, a-t-elle dit. “C’est à cause du gaz.”

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